(tiré de Action Auto Moto n°66 Avril 2000)

Notre permis n'a aucun effet sur la sécurité. La conduite sûre n'est pas
affaire de compétence, mais de comportement et d'expérience. Cela
s'enseigne-t-il?

LE PERMIS DE CONDUIRE NE SERT A RIEN

Les automobilistes agés de 18 à 24 ans ne représentent que 11% de la
population mais sont impliqués dans 30% des accidents. Si le risque
automobile est à ce point plus élevé dans les années qui suivent
immédiatement la délivrance du permis de conduire, c'est que quelque
chose cloche du côté du "carton rose". D'ailleurs, plus personne ne
conteste la nécessité d'une refonte de la formation et de l'examen.
Allons plus loin: n'est-ce pas le principe même du permis qu'il faut
remettre en cause?
Ce permis, tout le monde ne le juge pas indispensable. Si, en France,
il y a un peu plus d'un siècle (1899) qu'existe un "certificat de
capacité à la conduite automobile", nos voisin belges ont attendu 1967
pour l'imposer. Et pas à cause d'un bain de sang, mais seulement pour
s'aligner sur l'Europe. Certains pays s'en passent très bien: il
n'existe pas dans la plupart des Etats des Etats-Unis, où la "licence de
conducteur" est un document purement administratif, qui tient également
lieu de carte d'indentité.Sa détention ne signifie nullement qu'on soit
apte à tenir un volant, mais seulement qu'on a atteint l'âge pour le
faire: 16 ou 17 ans, voire 14 ou 15 ans dans certains Etats ruraux du
centre. En outre, les cours de conduite sont facultatifs, comme en
Grande-Bretagne, où l'obtention du permis de conduire tient davantage de
la formalité que de l'examen. La Grande-Bretagne où, à population
équivalente, on compte deux fois moins de tués qu'en France.
inutile d'aller chercher très loin: en France, l'accès aux motos de 125
cm3 est, depuis 1996, accordé sans formation particulière à tout
titulaire du permis auto depuis deux ans révolus.Cela n'a pas entraîné,
malgré les promesses de carnage de certains spécialistes, une
augmentation du risque d'accidents dans cette cylindrée.Un risque qui
demeure bien plus faible que chez les "vrais" motards de toutes
cylindrées qui doivent, eux, venir à bout d'une épreuve parmi les plus
dure d'Europe.
Les faits montrent que notre bon vieux permis de conduire n'a aucun
effet en matière de sécurité. Ce qu'écrivent d'ailleurs noir sur blanc
la plupart des experts américains... et admettent -sous couvert
d'anonymat- la plupart des experts français. Cela amène à se poser une
question à douze points: la sécurité de la conduite est-elle affaire de
"technique", de savoir-faire au volant? Autrement-dit, le "conduire sûr"
s'enseigne-t-il? et comment?
A la fin des années 70 une étude visant à remettre en cause l'absence
de formation des conducteurs a été menée aux Etats-Unis auprès d'un
échantillon de quinze mille jeunes, répartis en trois groupes. Le
premier, comme l'immense majorité des jeunes Américains n'avait reçu
aucune formation particulière. Le second avait subit un enseignement "à
l'européene", théorique et pratique. Enfin, le troisième s'était vu
imposer en prime des cours sur circuit avec apprentissage des manoeuvres
d'urgence: freinage, évitemment, etc. Un type de formation que de
nombreux spécialistes réclament chez nous. Bilan après deux ans: le
premier groupe avait froissé un peu plus de tôle que les deux autres,
mais en dégats corporels aucune différence significative n'apparaissait
entre les trois échantillons.
Ce qu'oublient les partisans d'une formation "durcie", c'est que le
facteur essentile, dans 95% des accidents, ce n'est pas le manque de
savoir-faire du conducteur, mais osn comportement au sens le plus large,
l'ensemble de ses attitudes face à la vie... ou à la mort. Si les femmes
ont moins d'accidents que les hommes (un écart encore plus important
chez les jeunes), ce n'est pas parce qu'elles manient mieux le
"cerceau", mais parce qu'elles ont une conscience plus importante de la
mort, du risque de blessure, d'infirmité. "Très souvent, note
Jean-Christophe Assailly, chercheur à l'Inrets, l'accident n'est pas un
problème de compétences: quand les jeunes font les 'zouaves' sur la
route, ce n'est âs qu'ils sont incapables de se comporter
prudemment, c'est qu'ils choisissent de ne pas se comporter prudemment."
Ils agissent ainsi parce que la famille, la société et l'école sont
défaillantes dans la création d'un comportement respectueux de soi et
d'autrui. Ce qui rend pathétique l'immense responsabilité qui incombe
aux formateurs d'auto-écoles: ils doivent souvent enseigner un code de
conduite à des jeunes - et pas seulement des "sauvageons" - qui ne se
sont jamais vus imposer de règles de vie, individuelle ou collective, où
assistent quotidiennement à leur violation.
Pour rester dans le politiquement incorretc: selon certains
spécialistes, à 18 ans, 20 à 30 % des candidats au permis sont
immatures, ou psychologiquement inaptes à la conduite automobile: ils le
seront, plus tard. Si l'automobile est un outils capable de tuer -
soi-même ou les autres, éventuellement les deux -, le droit de
l'utiliser à 18 ans plutôt qu'à 20 ou 22 ans a-t-il un caractère absolu?

Il faut l'admettre: non seulement le permis actuel ne protège pas le
conducteur novice, mais il contribue à le mettre en danger. D'abord
parce qu'il autorise du jour au lendemain un novice dépourvu de toute
expérience à se confronter aux pire difficultés: conduite de nuit, avec
deux (mais pas trois) verres dans le nez, avec de nombreux passagers,
longs trajets, et même les quatre à la fois. Le mot "permis" est alors
lourd de sens. Ensuite, parce que contrairement à l'opinion générale, la
confiance en soi - après vingt à trente heures de pratique, elle est
généralement acquise - ne rend pas la conduite plus sûre. En réalité,
elle entraîne le conducteur à prendre des risques dans des situations
qu'il n'a jamais rencontrées, et qu'il ne pourra pas maîtriser. Deux
chercheurs canadiens dénoncent même "l'excès de confiance en soi induit
par l'acquisition rapide d'habiletés manoeuvrières" (sic). Des jeunes
trop formés pour se montrer prudents, pas assez pour se permettre d'être
imprudents, c'est le meurtrier paradoxe du carton rose.
La sécurité naît du sentiment d'insécurité, or toute formation actuelle
tend à réduire la conscience du danger par l'apprentissage
d'automatismes psychomoteurs. Et il faudra attendre d'avoir acquis
certaines mauvaises habitudes et perdu quelques points pour apprendre et
comprendre, lors du fameux stage de récupération, la génèse d'un
accident, et en quoi la vitesse peut le provoquer et l'aggraver.
Le sens du danger routier, voilà ce que doit apporter une formation. Or
la peur naissant de l'imagination, faute d'expérience pour alimenter
cette imagination (il faut 70 000 à 100 000 km pour anticiper les
imprévisibles "scénarios routiers"), cette dernière doit être cultivée
par l'apprentissage de scénarios réels d'accidents. On en est loin. La
préparation théorique au permis se réduit à un intense bachotage qui
évoque superficiellement les causes d'insécurité routière.
Les Suisses ont élaboré un modèle d'apprentissage tout différent du
nôtre. "Nous voulons apprendre à anticiper, à prévoir le danger, à
connaître les problèmes dans la circulation, explique Raphaël Huguenin,
du Bureau helvétique de prévention des accidents. C'est l'objet d'un
cours spécifique: pendant huit heures, à l'aide de scénarios réels, le
jeune va apprendre quels sont les dangers particuliers dans la
circulation routière..."
Quant à la préparation pratique, elle se résume en France à quelques
centaines de kilomètres, la caricature de ce que devrait être une
période probatoire. "Période probatoire", là semble être l'avenir de la
formation, comme le montrent les expériences de permis progressif dans
24 Etats des Etats-Unis et 6 provinces canadiennes. "Ce disopositif
permet aux conducteurs novices d'accumuler de l'expérience dans des
conditions de moindre risque. On les prépare progressivement à
rencontrer des situations de conduite de plus en plus complexes", résume
un organisme fédéral.
Première phase, dès 16 ans, l'apprentissage accompagné, qui dure six
mois: la famille doit certifier que le jeune conducteur a accompli de
trente à cinquante heures de conduite, dont une partie la nuit. La
seconde phase, dite "intermédiaire" : conduite solo autorisée, conduite
de nuit obligatoirement accompagnée d'un adulte, limitation ou
interdiction du transport d'autres jeunes, taux d'alcool réduit à zéro,
sanctions durcies en cas d'infractions. Enfin, à l'issue de ce parcours
de durée variable selon les Etats, le novice (qui n'en est déjà plus
tout à fait un) se voit conférer son permis de "plein exercice"
(unrestricted licence) sans être passé, le plus souvent, par l'étape
auto-école ni avoir subi le moindre examen.
En France, la progressivité de l'apprentissage est censée passer par
l'école... surtout dans les discours des ministres. Bien avant l'actuel
Brevet de sécurité routière qui donne accès, au collège, à la conduite
des 49,9 cm3, on y a instaurer la formation à la sécurité routière... en
1957. Avec des résultats paradoxaux: les premiers a en avoir bénéficié,
constate un expert, avaient environ 20 ans en 1972, année qui a
enregistré le record absolu de l'insécurité sur la route. "Les
promoteurs de l'éducation précoce on oublié un détail, explique Philippe
Malpièce, du CNPA : c'est que la formation doit se poursuivre jusqu'à
l'âge de la conduite. Or tout s'arrête aux portes du lycée. Précisément
au moment où la demande de permis devient très forte chez les
adolescents." Inutile de chercher à domestiquer cette attente passionnée
par de pieuses recommandations ou des campagnes moralisatrices : elle
s'exprimera, dès le permis obtenu, dans des comportements à risque. On
constate d'ailleurs que les jeunes sportifs sont moins exposés aux
accidents de la route: ils consumment au foot ou à vélo leurs pulsions
agressives et leur besoin de compétition...
L'actuelle "conduite accompagné" est loin d'être une panacée. Si l'on
constate un moindre taux d'accidents chez les novices ayant suivi l'AAC
(apprentissage anticipé de la conduite), les sociologues sont là pour
tempérer les enthousiasmes: ils ont constaté que les jeunes qui
pratiquent l'AAC sont généralement issus de milieux plutôt favorisés
socialement, où l'on constate, même sans AAC, moins d'accidents. Et
cette formule ne concerne guère plus de 15 % des candidats au permis car
elle entraîne un surcoût de 1000F et nécessite une disponibilté
importante et un investissement personnel de la part des parents. Si
l'on admet que savoir conduire est aujourd'hui une nécessité sociale -
au même titre que savoir lire, écrire et compter -, l'apprentissage de
la route devrait figurer, compte tenu de son enjeu vital ( au sens
propre comme au figuré) au programme de l'Education nationale.
En fait, tous les efforts devraient tendre, comme c'est le cas aux
Etats-Unis, à une démysthification de l'usage de l'automobile et du
permis de conduire, perçu, bien plus que le bac, comme le rituel
d'entrée dans le monde des adultes. On n'y parviendra qu'en faisant de
l'accès à la conduite un acte naturel pour tout adolescent de plus de 16
ans, en supprimant toute forme d'examen ou de diplôme (ce diplôme que
chérissent tant les Français !) au profit d'une pratique précoce et
progressive dans ses difficultés, où seul l'absence de faute conditionne
la conduite " de plein droit"... Mais est-ce envisageable dans un pays où
conduire sans permis, même prudemment, sans accident, est pour l'opinion
publique un crime comparé aux broutilles que sont les excès de vitesse ou
le feux rouges grillés?
Il est à craindre que beaucoup de gens ne défendent le status quo, ou
le replâtrage du vieux machin rose. Ceux qui croient naïvement que la
sécurité est une affaire de technique automobile, d'équipements routiers
et évidemment de formation sophistiquée, "comme dans l'aéronautique".
Ceux aussi qui "rêvent" l'auto et voient dans le permis un passeport
pour la liberté, ces jeunes qui pourraient sanctionner de leur vote - à
18 ans on devient aussi électeur - toute réduction de leur "droit au
permis". sans oublier le lobby des auto-écoles qui n'a jamais su sortir
de sa logique technico-commerciale, et notre sacro-sainte administration
qui refuse de s'inspirer d'exemples étrangers pour remettre en cause sa
capacité à encadrer la formation... Un vrai troupeau de "mammouths" qui
ne se laissereont pas aisément convaincre de la nécessité, pourtant
impérieuse, de réformer l'accès à la conduite. Dans les plus brefs
délais.

Yannick Bourdoiseau

Action Auto Moto n°66 Avril 2000